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from the east to the net
10 juin 2006

Au fond de la grotte, un diamant…

Performance de Saadet Türköz  en avant-première, jeudi 8 juin (18h), dans la mine d'argent Gabe Gottes

L’édition 2006 du festival a commencé sur les chapeaux de roue, et c’est vraiment le cas de le dire, car sitôt les discours d’inauguration achevés, un bus emmène une petite troupe d’une trentaine de courageux (dont nous sommes, sans forfanterie...) depuis le Théâtre de Sainte-Marie jusqu’à l’ancienne mine d’argent Gabe Gottes. Jusque-là, rien d’exceptionnel, direz-vous... Sauf que le bus prend lentement de l’altitude, se hissant au-dessus de la vallée par des routes sinueuses, et l’on commence à se douter qu’une drôle d’expédition va commencer. Une expédition, effectivement, au sens premier du terme, davantage qu’un simple concert... Quand même étrange, cette entame de festival... Et très excitante ! D’emblée on comprend qu’on n’est pas à Belfort ou à La Rochelle : on ne va pas se contenter de se planter devant une grande scène et de lever la tête ; ici, on va nous faire faire du sport... et c’est tant mieux !

371Mettant pied à terre, nous sommes accueillis d’abord par une aquatique fraîcheur et un parfum de mousse humide contrastant singulièrement avec la lumineuse chaleur qui dore (et endort) la ville en contrebas ; ensuite, accueillis par toute une équipe nous fournissant bottes, ciré et... casque à l’éclairage... Oui. Je vous le répète, il s’agit bien là des prémices du premier spectacle programmé, celui de la chanteuse orientale Saadet Türköz ; pourtant, tout concourt à nous faire croire qu’on nous emmène participer à un combat dont on ignore l’issue, ou tout du moins qu’on nous invite à un inquiétant périple entre Germinal et Jules Verne...

On nous a pris pour des francs-tireurs, pour des aventuriers chevronnés ? Eh bien pas de problème, on assume et on fonce : serrons les casques, fermons bien les cirés, suivons les guides, et hop, c’est parti, tout le monde à la queue-leu-leu dans les entrailles de la montagne... Le passage est étroit, juste de quoi se faufiler entre les parois ruisselantes, les bottes à demi plongées dans une eau fraîche. La lueur mouvante des casques déchire les ténèbres et les éparpille par endroits, rendant le long boyau de pierre quasi accueillant, si si ! Du moins, le jeu s’avère plaisant pour l’enfant aventurier qui sommeille forcément en chacun de nous. Et floc, et floc, et floc... Nous voilà enfin arrivés à destination, tous réunis dans une chambre souterraine, comme au cœur sépulcral d’une pyramide, sauf qu’ici le silence est vaincu par de perpétuels clapotis et par l’écho de cascades... Une petite scène s’est improvisée au flanc de la roche, garnie d’une chaise, d’un pupitre, de bougies, de branches de sapin, le tout auréolé de lueurs bleuâtres. Est-ce donc la Sibylle qui va surgir de son antre ?

478Non, pas vraiment. Une petite dame tout sourire débarque sur la scène, emmitouflée dans un ciré jaune, bottée et casquée comme nous : drôle d’endroit pour une rencontre, et drôle de prêtresse... Courtoise, affable, rayonnante, Saadet Türköz  s’excuse de ne pas parler français, et commence à présenter ses chansons en alternant suisse allemand et anglais. Puis le vrai voyage débute... Aspiration, expiration, concentration, et la voix s’élève, a capella, nue, dans toute sa pureté. L’assemblée est littéralement saisie, capturée par le souffle de ce petit bout de femme qui parvient à alterner mélopées recueillies, effusions de tendresse, séduction effrontée, féminité torride, douleur exacerbée, provocations martiales... Histoires d’amours impossibles, de trahisons, de violence et de mort : on n’y comprend pas un mot, mais on devine, et le frisson ne peut s’empêcher de gagner les membres, pas seulement en raison de la fraîcheur régnant dans la grotte. Le chant de Saadet fait onduler des serpents sur les parois de la yourte rocheuse, allume des feux de camp dans les recoins, esquisse une enivrante danse égyptienne, dessine d’un trait plein les vastes plaines kazakhes, nous brinquebale des souks de Turquie aux montagnes de Chine, en un mouvement fluide et perpétuel. Toutes les saveurs et tous les délires enfiévrés de tous les Orients sont convoqués par cette voix, et aussi par ce visage aux multiples expressions, d’une douceur candide et enflammé de colère dix secondes plus tard. Mais le véritable miracle est là : Saadet ne s’avère pas une simple chanteuse traditionnelle. En entremêlant les références culturelles et les imaginaires au sein d’une même chanson, en accélérant et précipitant les rythmes, en variant les textures, en oscillant entre la litanie, la comédie et la terreur, elle prend pied dans une modernité qui ne peut que nous étourdir. En Suisse, elle s’est frottée au free jazz et aux "musiques vivantes" d’Occident, et honnêtement, lorsque Saadet se lance à voix déployée dans des improvisations tantôt virevoltantes tantôt rugueuses, il est difficile de ne pas y déceler une fraternité avec les guitares ondoyantes de Fred Frith ou le chaos métallique (et maîtrisé) de DNA (pas le journal, bien sûr, mais l'ancien combo d'Arto Lindsay). Apothéose d’un spectacle à l’intensité exponentielle, la chanson finale prend des atours de théâtre japonais mâtiné d’esprit punk rageur, la mélodie se dilue et s’annihile dans d’effrayantes invectives, la combustion est imminente, puis tout se fige en un cri. Suivi d’un beau sourire : Saadet a réussi son tour de magie, et nous revoilà sur terre, face, dirait-on, à une petite fille candide...

Sorcière, sibylle, prêtresse, chanteuse ultime, passeuse de temps... peu importe le titre précis qu’on lui décerne : Saadet Türköz, diamant 24 carats, a simplement resplendi dans les profondeurs de la mine d’argent, l’espace d’un court spectacle... sans artifices. L’expédition en valait vraiment la peine ; maintenant, on peut faire demi-tour, fendre les eaux et rejoindre la lumière. Enfin, celle du soleil...

Pour voir et entendre Saadet chanter, rendez-vous sur son site (voir liens colonne de droite).

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Commentaires
L
En plus de circuler si aisément dans l'interprétation entre la chanteuse égyptienne le guerrier des steppes mongoles et le vieillard japonais sorti d'un film de Kurosawa, Saadet est également diplômée de Shiatsu (si vous souhaitez vous faire masser...)
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