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from the east to the net
24 juin 2006

Ubuesquement élégant…

Concert de David Thomas, Rodolphe Burger & Friends, avec Pest Sound en 1ère partie, au Temple Réformé, vendredi 9 juin (22h00)

Classieux, sobre, alchimique, en même temps ludique et doté d’un trouble grain de folie, léger mais planant en permanence tel un nuage d’orage... Voilà les termes qui me viennent à l’esprit lorsque je songe à ce spectacle atypique, deux semaines plus tard... Un des plus beaux et marquants spectacles du festival, sans conteste. Un événement d’importance, aussi, lorsqu’on sait qu’il n’est pas si fréquent de voir le leader-chanteur de Père Ubu en pleine action dans nos contrées : encore une fois (comme pour James Blood Ulmer) Rodolphe Burger l’a rêvé, Rodolphe Burger l’a fait, et pas de façon approximative... pour le plus grand bonheur du public rassemblé sous les voûtes du Temple Réformé. Le 17 mai, le concert privé à la Flèche d’Or nous avait déjà mis en condition : on avait pu constater que la sauce prenait bien entre les éthyliques vocalises de David Thomas et les charbons ardents de la guitare burgerienne. Mais si le spectacle parisien faisait figure de pièce montée (attention : délicieuse !), de grand festin concocté par Maître Rodolphe et dont l’ami américain n’était qu’un des nombreux ingrédients de choix, là, à Sainte-Marie, les cuisiniers nous ont servi un plat de résistance subtilement épicé, savoureux comme il faut, et parfaitement rassasiant comme cela. Bref, un concert épuré, resserré, homogène, sans effet de manche. Dépouillé, et pourtant toujours à la limite du baroque. Hein, comment ça ? Je m’explique...

L’honneur d’ouvrir le bal est revenu au quatuor franco-anglais Pest Sound. Choix assez judicieux sur le papier, puisque comme l’indiquait la programmation du festival, le groupe joue "des morceaux quelque part entre Nick Cave, Can et le Velvet", vaste galaxie au sein de laquelle Père Ubu n’est pas la moindre des étoiles. Mais cette prestation n’a pas été totalement convaincante : épileptique mais pas assez puissant, expressionniste mais pas assez dramatique, mélodiquement diffus, Pest Sound semble avoir du talent en réserve mais son éparpillement sonore manque encore de consistance, son identité paraît encore mal fixée, trop erratique. Bon groupe en devenir ? C’est très possible, mais à l’évidence, ce soir-là, Pest Sound a joué le rôle de l’apéritif léger avant le repas de gourmet.

m_101Gourmet trois étoiles. Euh non, cinq : le Père David avec son fameux tablier rouge ("pour que la sueur n’altère pas le bandonéon") et le couteau entre les dents, Rodolphe en maître d’auberge comme toujours affable, Jacques Higelin comme sommelier luxueusement distrait, son compère Dominique Mahut faisant chauffer les casseroles, et Alexandre Argouac’h pour arrondir la sauce. Qui dit mieux ? Et qui n’aurait pas faim ? En somme, on s’est léché les babines...

Les cinq musiciens nous ont offert pendant 1h30 un véritable condensé de blues au sens large du terme ; le blues exposant ses mille facettes, reluisant de tous ses avatars, entre moiteur, langueur, tension, palpitation artérielle, et pétage de plomb maîtrisé à la Tom Waits. Blues et outre-blues... Le chant perpétuellement dézingué de David Thomas a tout du long bénéficié d'un accompagnement adéquat, presque lo-fi : entre la basse veloutée et omniprésente de l'excellent Alexandre Argouac'h, les cordes crépitantes de Rodolphe Burger et les percussions minimalistes (fleurant bon les rivages africains ou le bayou, c'est selon...) de Dominique Mahut, pas de place pour l'excès et le maquillage gras. Et même si, parfois, les accords blues-folk de la gratte canadienne d'Higelin (placé discrètement en fond de scène) se posaient sur la mélodie comme de désinvoltes touristes sur une plage sablonneuse, ils ne desservaient en rien  l'identité d'une musique spontanée, habilement bricolée, fébrile et fragile. Blues, quoi, encore une fois... Le set a ainsi alterné répertoires thomasien et burgerien avec le même bonheur. Sur ses propres morceaux, l'Américain au physique d'inquiétant boucher a mené le bal tel un vrai acteur de théâtre, écartelant sa voix entre balbutiements avinés et plaintes douloureuses de mec perdu pile-poil au milieu du caniveau... ou d'un ciel trop grand pour lui. Il y a des chants, comme ça, qui donnent tantôt envie de rire et tantôt envie de pleurer, parfois dans la même seconde. Ce sont évidemment les chants les plus perturbants. Et comme chez Père Ubu, David Thomas nous a gravement perturbés ce soir-là au Temple : clown triste et bourré, psychopathe en camisole, taureau toujours prêt à ruer dans les brancards, tout cela à la fois... Expression de la détresse profonde et de la résignation... Lorsqu'il plaquait ses accords lacrymaux sur son bandonéon, alors là, quelque chose comme une musette bastringue à l'américaine commençait à prendre forme, avant de se dissiper dans les restes de pénombre ; une ébauche électrique de piano-bar... sans piano, et le bar à l'extérieur. Très troublant, j'insiste...

m_11Quant aux morceaux de Rodolphe (notamment l'inévitable "Cheval-Mouvement" plus dépouillé que jamais et un "John & Mary" échappé du répertoire katonomien, sans oublier la reprise de "The Passenger" que le bandonéon a rendu quasi liturgique), toujours aussi uniques dans la résolution du paradoxe tendu/décontracté, ils se sont déployés en toute liberté, David Thomas en profitant pour improviser des mantra bluesy sonnant comme des divagations de la mémoire... burgerienne ! Car oui, ce contrepoint vocal ne faisait rien moins que pointer du doigt cette évidence : les chansons du guitariste de Sainte-Marie sont peuplées des fantômes de l'Amérique blues et rock'n'roll. On le savait, mais là, Monsieur Père Ubu a réussi à les faire danser sous nos yeux, les fantômes...

Bref, entre les invectives et les coups de sang désespérés de David Thomas, le stoïcisme souriant de Rodolphe Burger, le cabotinage calculé de Jacques Higelin et la concentration de leurs deux camarades, vous comprendrez pourquoi j'ai osé qualifier cette prestation de "dépouillée" et "baroque" à la fois. Prestation distillant une musique sur le fil du rasoir, mais sans fausse note, comme voguant sur un nuage noir toujours sur le point de fondre en éclairs. Prestation conclue par une longue jam... blues (plus que jamais) et soul, énergique et pleine de sève, follement communicative, sans menace de tempête cette fois : là, la jeune Izia Higelin a fini par vaincre sa timidité en propulsant sa voix vers des cimes charnelles qu'on aurait eu du mal à soupçonner, vu son jeune âge, dans les brisées de Janis Joplin et Aretha Franklin. Et tout s'est achevé dans l'effervescence des sourires, des yeux qui pétillent. Dans la joie. Sans malaise, sans pétage de plomb terminal, mais dans le trouble. Forcément.                        

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Commentaires
L
Je voulais également ajouter que le petit instrument tenu par Rodolphe dans le diaporama de l'album du concert David Thomas se nomme un stylophone. C'est un peu comme des circuits électriques sur lesquels on fait contact avec un stylo métallique, et ça fait des bips électroniques. (Rappelez-vous "Dr Maboul" ou je ne sais plus quel jeu d'enfant.)Mais bon, il faut le placer près du micro et je crois que quasiment personne ne l'a entendu!
L
Effectivement David Thomas est extrêmement théâtral. Il porte un personnage. Quand on le voit hors-scène, avant ou après, il est inanimé (un pinocchio charnu), son regard est ailleurs, on sent un poids sur ses épaules. Sur scène, son Père Ubu s'empare de lui avec douceur, avec malice avec violence aussi, parfois féminin, parfois impérieux. Il s'adresse à nous, nous prend à témoin. Il a BESOIN du public pour vivre. C'est grinçant et désespéré, quelquepart entre le punk et la saudade.
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